Extraits

Je te parle avec une voix qui a sept ans,
 neuf ans, vingt ans, mille ans.
L’entends-tu?

Larry Tremblay

Cet homme est plein de larmes. Ne le secouez pas.

Henri Calet

C’était le temps inoubliable où nous étions sur la terre.

Jules Supervielle

Il ne cherche pas à voir d’où vient la saleté

Il ne cherche pas à voir d’où coule la boue

Il ne cherche pas à voir à la pouillerie

Il ne cherche pas à voir ce que l’on ne voit pas

Ne cherche pas sous les décombres

Des Rues d’Alep dans les rues d’Alep

Ne cherche pas sous les draps

Celle qui a été dépouillée deson temps

Il ne revoit que le bel et large horizon

Ouvert sur la Forteresse de Saladin

Tout en s’empressant de balayer tout cela sous le tapis.

***

Tout en lui choit et déchoit

Quand bien même serait-il

Le seul  à se rester fidèle

Que restera-t-il de lui

Si même la douleur

Fomente le corps

Dans sa cécité

Lui qui a décrude lui-même

Comme de la glace a fondu tout contre la peau

Petite chute d’eau pleine de larmes

Qui ne pleure toujours que sur lui-même.

***

Que vas-tu croire là

Tu es bien un homme aussi

Et ton eau toujours aussi chaude

Le long de ta joue

Des larmes
Voilà ce qu’il te reste à dilapider
Tu ne possèdes plus rien d’autre que tes larmes

Quand elles viennent d’elles-mêmes

Comme par méchanceté.

Un homme n’hésite pas

À houspiller dans la rue

L’enfant qui le dépasse

Il  aurait beau se dit-il

Me filer entre les doigts

Pour moi iln’est que du vent.

***

Éviter qu’il ne reste

De traces sur les carreaux

Ne pas conserver de souvenirs d’ici

Absolument aucun

À Alep une fois l’enfant a eu le doit de sortir

Dans le jardin  une petite brindille de cèdre

Est-ce que je peux l’emporter

Dans les oubliettes a-t-elle ajouté

Comme porte-bonheur ce serait tellement bien

Avait-t-elle demandé l’autorisation de penser

Seule dans son existence mesurée

Au compte-goutte

Au compte pas

Au compte minutes

S’imaginant le temps qu’il s’allume et s’éteint de lui-même

Parce que le temps lui dit quand il fait jour quand il fait nuit.

                               ***

Elle s’enfuit

La jeune femme qui court

Elle s’enfuit maintenant

Pitié  pitié

Rendez-nous à nos jeux d’enfants

Laissez-nous oublier

Pourquoi s’inquiéter pour la vie d’une enfant

Elle a atterri chez nous

On lui a donné une chance

On lui a donné la parole

Avant de s’en saisir

Comme si elle devait marquer des points

Pour compterchez nous

Nous avons cherché auprès d’elle la distraction

Nous nous sommes pourléchés à son destin

Comme les bêtes avec le sel

Mais demain cela n’aura  déjà plus beaucoup d’intérêt.

                            ***

Que se passerait-il

D’une personne maigre

Avec des bleus sur les jambes

Venue qui sait d’où

Dans l’immense désert brun et ocre

De Bayuda ou de Tobaya

Mais tu sais d’où toi

Tu le sais

Partout ça existe

Des êtres à qui on a enlevé l’enfance.

                    ****

L’enfant rêveur  ne demandait rien

Sinon qu’on l’oublie et l’efface vite

De la surface de la terre

Tu reviens vers lui encore une foi

Passeur

Décrocheur de temps

Comme à un encrage plus ancien

Un verrou de silence sur les lèvres

Reliquaire glissant sur les eaux de la mémoire

L’enfance effilochée

Temps d’accord et de plénitude

D’insouciance aussi

L’absence de souffrance et d’abîme l’avait porté

Dans la fournaise de ses treize ans

Tandis qu’il marcherait sur les routes de la soif

De ta barque d’ancien passeur

Ne resterait plus qu’une carcasse pourrie

Au terme d’un été de calcination

Le long hiver ressemblerait à un lent naufrage

L’enfance à un sursis.

***

Tu restes  sur les rives

À ruminer tes obsessions morbides

Ce qu’il t’est donné d’entendre

N’est pas ce que tu entends

Ce que tu apprends

Ce que tu attendais

Cette sensation d’un monde plombé par les premières chaleurs

Comme un signe jailli des cryptes celées de l’enfance

Le temps des tombeaux viendra bien assez tôt.

                            ***

Reste debout dans la tempête

Comme tout ce qui est grand

Avant même que tu puisses les entrevoir

Ceux qui se sont mis à travers ton chemin

Ceux qui vivent dans la cave  dans l’enfance

Ailleurs où tu n’étais jamais allé

Sinon qu’en vacances

Quand ceux qui vivent dans les oubliettes

Remontent d’eux-mêmes

Mais tu te demandes quand-même

Qui sont-ils  au fait

Là-bas dans les caves

À l’ombre de leurs rêves

Ont-ils seulement quelque chose à retenir

Là-bas avant de mourir de l’instant ?

                        ***

Qu’ils s’échappent d’eux-mêmes

Ces hommes des caves qui surgissent

Dans nos salons sans qu’on les ait conviés

Et s’en vont sans même avoir été renvoyés

Ils ne sont pas des nôtres

Il leur manquera toujours un entre-nous

Quand se devançant eux-mêmes

Ils auront disparu

Ils nous manqueront

Comme ils se manqueront eux-mêmes

Nulle part ailleurs

Ils n’auront été aussi beaux.

               ***

En dehors de la lumière qu’ils répandent

Lesmorts qu’on a tirés

De l’obscurité de leur enfance

Ils n’ont pas eu de droit

De garder quoi que ce soit

Pas même leurs dentiers

Pas même leurs lunettes

Pas même leurs cheveux

Pas même leurs plombages

Vraiment désolés qu’ils ne puissent plus voir

Combien nous et notre paysage

Nous nous sommes bien développés.

               ***

Où que vous soyez vous parlez

D’un temps que nous n’avons pas connu

Que va-t-elle croire cette femme

Qui croira à cet homme

Et d’abord d’où viennent-ils

Ces morts qu’ils ne tarderont pas à être

Comme tant d’autres morts

Des noyés avec des mains mortes

Des brûlés des estropiés

Ravalés contre les murs

Ils ne pourraient  même pas visiter leurs propres tombes

Comme dernières curiosités  touristiques

À quoi peuvent-ils servir ?

               ***

Racontez-le au public au spectateur

À un médiocre comme moi

Qui n’ai plus vu de gens depuis si longtemps

Voir ce qui s’appelle voir

Qui ne sais plus à quoi ils ressemblent

Et ce qui reste de leurs mailles

Accroché aux oreilles comme deux ancres.

                  ***

Regarde bien

Peut-être qu’il s’en trouve un

Par-dessous ou par-dessus un peu sur le côté

Regarde donc sous celui-ci par exemple

Regarde bien le visage et le haut du corps

Du moins juste un bout

Et dis-moi mon cœur

Pourquoi ne serait-il pas

Comme toi ?

         ***

À peine repose-t-il tranquillement dans sa tombe

Qu’il doit déjà en ressortir

Personne pour l’accueillir

Juste sa tombe

Pense-t-il

Comme une dernière réponse

Avant de dérépondre de soi.

                ***

Un homme sort en rampant

Comme une mauvaise odeur qu’on dégage

Ne cesse de crier jusqu’à ce que tous les yeux

Alentour soient réveillés

À  peine parvient-il à se tenir

Bien droit te voilà déjà à t’enquérir

Comment peut-il tenir

Là-bas il n’y a rien

De partout le sable se resserre

Autour de sa gorge comme un placenta

À la fin il ne restera rien

Chacun retournera balayer devant sa porte.

                 ***

L’homme est partout où se trouve sa cellule

Et le remarque toujours trop tard

Pourquoi t’étonnes-tu

Même les invisibles disparaissent

Là où frémissent des fleurs dans les vertes prairies

Comme ont fondu les écorces dures et rigides des arbres

les disparus les partis les oubliés

Les murs les pleurent déjà

Comme s’ils avaient été aspirés vers le fond

Dans l’eau de vaisselle de leur propre vie.

                     ***

Je ne me reconnais plus surl’image

Ne reconnais ni femme ni enfants

Est-ce une raison pour me chasser

Pitié ne frappez pas

Pas sur la tête

Ne voyez-vous pas mes mains

Ne voyez-vous pas

Que ma vie suit son tirant

C’est pour cela qu’il n’y a rien

Sur l’image le fleuve est devenu trop calme.

                  ***

Ils marchent alors sur glace et neige

Et pensent  c’est un tapis bien chaud

Ils n’ont pas besoin de chaussures

Les fous les oublieux à quoi bon les retenir

Ils  ne reconnaissent plus les vieux chemins

Et n’en trouvent pus de nouveaux

Se sont heurtés auxpierres des champs

Avec leurs pieds liés comme du bétail

Pour éviter qu’ils s’agitent frénétiquement.

                   ***

À quoi bon s’y attarder

Cet homme reste un vieillard

Il n’aurait pas voulu vivre ainsi

Deux femmes le  portent au loin

Comme si elles étaient de l’eau

Et lui-même rien

Pas de poids

Pas même une charge

Pas même une brindille

Tellement léger et calme

Dans ce ruisseau reconnaît-il enfin son image

Maintenant qu’elles le portent à bout de bras

Là-bas on n’entend plus aucune circulation

Aucune larme ne vient brûler les visages

Seul ce bruissement dans les oreilles

De celui dont on  porte le corps au loin.

                    ***

Je devrais ne plus rien pouvoir

Ne plus rien vouloir

Ne plus marcher

Ne plus rien voir

Du  chemin quand il se retire

De dessous les pieds.

             ***

Te voilà maintenant là-bas

Plus rien ne te relie

Par même tes  pieds écorchés

Tes pieds étonnés par la vie

Finiront bien par t’apporter le repos.

                     ***

On ne guérit jamais d’une enfance blessée.

Miguel Torga

Quelle terre pense donc à travers toi

N’entends-tu rien descendre des dunes de Tobaya

N’entends-tu rien des rues balayées par le vent

De Hamra  à la Porte du sable

Du Sahara au désert de Nubie

N’entends-tu pas monter le cri de la terre

N’entends rien de la terreur silencieuse

Comme un trop plein de larmes

Yara Maua Mouma Basem Romy Walid

Leurs chairs attendries trahies par le Soleil

À l’éclatement de l’aube les volutes du sarin.

Dans le désordre propret de ton bureau

Tandis que la poussière s’accumule sous le tapis

Tu n’es déjà plus de cette terre

Déjà plus de ce monde

                   ***